Lors de
l'inauguration de l'église, le 14 août 1955, les modernes crient au génie, les
villageois au scandale.
VOUZIERS (Ardennes). C'est une histoire dont
peu se souviennent, et qui pourtant fit couler beaucoup d'encre. Elle s'est
passée dans le petit village de Fossé, à côté de Buzancy. Lorsque plusieurs
artistes contemporains, dont Agnès Varda, redécorèrent
l'église dans les années 50, ils ne se doutaient pas qu'un scandale remonterait
jusqu'au Vatican. Les œuvres préservées de la colère des villageois seront
peut-être classées Monument historique. Elles sont à voir ce dimanche.
«FOSSÉ, c'est une butte !
», lâche le maire, Christian Hulot. Le village est niché à 330 mètres d'altitude. «
Juste derrière l'église, les Allemands avaient édifié un blockhaus. À la
Libération, les Américains l'ont fait sauter et ça a détruit le chœur. »
Et c'est ainsi que la guerre a joué les prolongations dans ce village de
l'Argonne. En 1954, trois artistes sont chargés, par la Coopérative de
reconstruction des églises dévastées de France, de reconstruire et décorer
l'église.
Il s'agit de Pierre Székely, peintre et sculpteur, de
son épouse Véra, céramiste, et d'André Borderie, les trois à la fois.
Ils sont accompagnés par la cinéaste Agnès Varda, qui photographie l'avancée
des travaux, lorsqu'elle n'est pas, comme elle le confie avec humour à
l'historien Michel Coistia, en train d'apprendre à conduire
à un religieux du coin à bord de sa 4 Chevaux !
Tous sont de jeunes artistes, dont la renommée ira grandissant au fil des
décennies, jusqu'à acquérir une stature internationale.
Bataille d'Hernani
Bizarrement, les travaux, de la fin 1954 à l'été 1955, sont réalisés dans le
plus grand secret. Les portes sont closes. Aucun villageois ne sait ce qu'il se
passe dans l'église.
La surprise, à l'été 1955, n'en est que plus grande. Lors de l'inauguration, le
14 août 1955, les modernistes crient au génie, les villageois au scandale.
Jusqu'en 1957, une bataille d'Hernani se joue à Fossé, qui n'a jamais aussi
bien porté son nom.
Les tenants de l'art moderne contemplent le mobilier épuré (bancs, chaises,
confessionnal), la grande peinture murale abstraite, le tabernacle avec sa
fenêtre à clous, l'autel réalisé à partir d'une simple dalle de marbre blanc
provenant du cimetière, le bénitier de granit, les vitraux aux montures en
ferronnerie d'art… Tandis qu'à la sobriété de la décoration répondent les
couleurs des murs : sol rouge, plafond gris anthracite, mur de droite blanc, mur de
gauche vert, cintre bleu, chœur jaune citron*.
Très vite, la réputation de l'église dépasse les frontières des Ardennes. Comme
on va au Louvre, certains vont à Fossé. Des cars de touristes se déversent
devant l'église romane.
Le village compte alors 130 habitants, deux fois plus qu'aujourd'hui. Et la vue
de tous ces gens de la ville n'est pas pour les rassurer. « On se moque de nous
! », lit-on dans les journaux d'époque.
Ce que les villageois reprochent le plus, ce n'est pas tant l'arc-en-ciel de la
nef, la fresque ou même le confessionnal, même si certains le comparent à une
douche. L'objet du scandale, c'est le baptistère en grès gris, de forme ovoïde,
assimilé à un utérus. « On est obligés d'aller faire baptiser les gosses au
pays voisin ! », se plaint une dévote dans Détective.
C'est encore le calvaire, où apparaît, sous un christ sans croix, une Vierge
enceinte… Enfin, c'est le chemin de croix, qui a pris la forme d'un livre. Un
ouvrage magnifique, rempli de photos d'Agnès Varda. Il sera déchiqueté par les
fidèles.
Les statues disparaissent
La colère culmine en 1956 et 1957. « Des témoins m'ont confié que les fonts
baptismaux avaient été brisés sur un chemin », glisse Michel Coistia.
L'affaire vient aux oreilles du Vatican, qui, « en juillet 57, relève Michel Coistia,
décide du retrait d'une partie des œuvres pour calmer les esprits. C'est un
épisode malheureux car il a nié une force créatrice tout à fait novatrice. »
Le courrier est on ne peut plus clair : « Rome, le 3 juillet 1957. Notre sainte
Congrégation des rites déplore et condamne absolument une représentation aussi
sacrilège de la Passion de Notre Seigneur, et demande à Votre excellence de
mettre tous ses soins à faire enlever et détruire ces images. »
Ce à quoi l'archevêque de Reims répond qu'il « va faire enlever le Calvaire,
quoi qu'il Nous en coûte. »
Aujourd'hui, nul ne sait ce que sont devenus la vierge, le christ et saint
Jean. La guerre des statues connut en tous les cas une riposte cinglante.
Alors que le curé du village avait fait remettre une vierge plus consensuelle,
d'inspiration sulpicienne, les défenseurs de Székely
vinrent, une nuit, la dérober. « On a kidnappé la sainte Vierge ! »
titra Détective. Visiblement, elle n'a jamais été retrouvée elle non plus.
Avec elle, prit fin la querelle des anciens et des modernes. Peu à peu, les
habitants sont partis, les messes sont devenues plus rares, on a oublié « tout
ce foin », comme dit le maire. Et puis on a fermé l'église.
Mercredi dernier, elle a accueilli des conservateurs de la Drac (lire par
ailleurs), soucieux de la
protéger. Dimanche, elle ouvrira au grand public.
Après le temps des querelles, le temps de la reconnaissance est-il venu pour
l'œuvre de Székely et Borderie ?
* Notre journal vantait dès 1955, sous la plume de Juliette Régnier, « la
modeste église de Fossé, témoin de l'art chrétien contemporain ».