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Fossé : la "guerre des statues"

Publié le mercredi 16 juin 2010 à 10H33

Lors de l'inauguration de l'église, le 14 août 1955, les modernes crient au génie, les villageois au scandale.

Lors de l'inauguration de l'église, le 14 août 1955, les modernes crient au génie, les villageois au scandale.

VOUZIERS (Ardennes). C'est une histoire dont peu se souviennent, et qui pourtant fit couler beaucoup d'encre. Elle s'est passée dans le petit village de Fossé, à côté de Buzancy. Lorsque plusieurs artistes contemporains, dont Agnès Varda, redécorèrent l'église dans les années 50, ils ne se doutaient pas qu'un scandale remonterait jusqu'au Vatican. Les œuvres préservées de la colère des villageois seront peut-être classées Monument historique. Elles sont à voir ce dimanche.

«FOSSÉ, c'est une butte ! », lâche le maire, Christian Hulot. Le village est niché à 330 mètres d'altitude. « Juste derrière l'église, les Allemands avaient édifié un blockhaus. À la Libération, les Américains l'ont fait sauter et ça a détruit le chœur. »
Et c'est ainsi que la guerre a joué les prolongations dans ce village de l'Argonne. En 1954, trois artistes sont chargés, par la Coopérative de reconstruction des églises dévastées de France, de reconstruire et décorer l'église.
Il s'agit de Pierre Székely, peintre et sculpteur, de son épouse Véra, céramiste, et d'André Borderie, les trois à la fois.
Ils sont accompagnés par la cinéaste Agnès Varda, qui photographie l'avancée des travaux, lorsqu'elle n'est pas, comme elle le confie avec humour à l'historien Michel Coistia, en train d'apprendre à conduire à un religieux du coin à bord de sa 4 Chevaux !
Tous sont de jeunes artistes, dont la renommée ira grandissant au fil des décennies, jusqu'à acquérir une stature internationale.
Bataille d'Hernani
Bizarrement, les travaux, de la fin 1954 à l'été 1955, sont réalisés dans le plus grand secret. Les portes sont closes. Aucun villageois ne sait ce qu'il se passe dans l'église.
La surprise, à l'été 1955, n'en est que plus grande. Lors de l'inauguration, le 14 août 1955, les modernistes crient au génie, les villageois au scandale. Jusqu'en 1957, une bataille d'Hernani se joue à Fossé, qui n'a jamais aussi bien porté son nom.
Les tenants de l'art moderne contemplent le mobilier épuré (bancs, chaises, confessionnal), la grande peinture murale abstraite, le tabernacle avec sa fenêtre à clous, l'autel réalisé à partir d'une simple dalle de marbre blanc provenant du cimetière, le bénitier de granit, les vitraux aux montures en ferronnerie d'art… Tandis qu'à la sobriété de la décoration répondent les couleurs des murs : sol rouge, plafond gris anthracite, mur de droite blanc, mur de gauche vert, cintre bleu, chœur jaune citron*.
Très vite, la réputation de l'église dépasse les frontières des Ardennes. Comme on va au Louvre, certains vont à Fossé. Des cars de touristes se déversent devant l'église romane.
Le village compte alors 130 habitants, deux fois plus qu'aujourd'hui. Et la vue de tous ces gens de la ville n'est pas pour les rassurer. « On se moque de nous ! », lit-on dans les journaux d'époque.
Ce que les villageois reprochent le plus, ce n'est pas tant l'arc-en-ciel de la nef, la fresque ou même le confessionnal, même si certains le comparent à une douche. L'objet du scandale, c'est le baptistère en grès gris, de forme ovoïde, assimilé à un utérus. « On est obligés d'aller faire baptiser les gosses au pays voisin ! », se plaint une dévote dans Détective.
C'est encore le calvaire, où apparaît, sous un christ sans croix, une Vierge enceinte… Enfin, c'est le chemin de croix, qui a pris la forme d'un livre. Un ouvrage magnifique, rempli de photos d'Agnès Varda. Il sera déchiqueté par les fidèles.
Les statues disparaissent
La colère culmine en 1956 et 1957. « Des témoins m'ont confié que les fonts baptismaux avaient été brisés sur un chemin », glisse Michel Coistia.
L'affaire vient aux oreilles du Vatican, qui, « en juillet 57, relève Michel Coistia, décide du retrait d'une partie des œuvres pour calmer les esprits. C'est un épisode malheureux car il a nié une force créatrice tout à fait novatrice. »
Le courrier est on ne peut plus clair : « Rome, le 3 juillet 1957. Notre sainte Congrégation des rites déplore et condamne absolument une représentation aussi sacrilège de la Passion de Notre Seigneur, et demande à Votre excellence de mettre tous ses soins à faire enlever et détruire ces images. »
Ce à quoi l'archevêque de Reims répond qu'il « va faire enlever le Calvaire, quoi qu'il Nous en coûte. »
Aujourd'hui, nul ne sait ce que sont devenus la vierge, le christ et saint Jean. La guerre des statues connut en tous les cas une riposte cinglante.
Alors que le curé du village avait fait remettre une vierge plus consensuelle, d'inspiration sulpicienne, les défenseurs de Székely vinrent, une nuit, la dérober. « On a kidnappé la sainte Vierge ! » titra Détective. Visiblement, elle n'a jamais été retrouvée elle non plus.
Avec elle, prit fin la querelle des anciens et des modernes. Peu à peu, les habitants sont partis, les messes sont devenues plus rares, on a oublié « tout ce foin », comme dit le maire. Et puis on a fermé l'église.
Mercredi dernier, elle a accueilli des conservateurs de la Drac (lire par ailleurs), soucieux de la protéger. Dimanche, elle ouvrira au grand public.
Après le temps des querelles, le temps de la reconnaissance est-il venu pour l'œuvre de Székely et Borderie ?
* Notre journal vantait dès 1955, sous la plume de Juliette Régnier, « la modeste église de Fossé, témoin de l'art chrétien contemporain ».

Un classement possible

Publié le mercredi 16 juin 2010 à 10H31

Les responsables de la Drac souhaiteraient classer le mobilier, voire l'église, pour protéger ce qui reste de cette œuvre avant-gardiste.

Les responsables de la Drac souhaiteraient classer le mobilier, voire l'église, pour protéger ce qui reste de cette œuvre avant-gardiste.

« Récemment, un antiquaire a proposé de racheter pour 4 000 euros un siège de l'église conçu par Székely. Il sait parfaitement qu'il pourrait le revendre quatre ou cinq fois ce prix-là, glisse Michel Coistia. Tout est possible si rien n'est protégé ! »
La visite, mercredi dernier, de deux responsables du patrimoine de la Drac (Direction régionale des affaires culturelles), Jonathan Truillet et Gilles Vilain, et de l'abbé Pinard, conservateur des antiquités et objets d'art dans les Ardennes et président de la commission d'art sacré pour le diocèse de Reims-Ardennes, vise justement à mieux protéger le trésor de Fossé.
Les deux agents de l'État ont été soufflés par la découverte d'œuvres de cette importance.
Pierre Székely, décédé en 2001, n'est pas un inconnu : ses œuvres sont exposées dans le monde entier.
L'aménagement de l'église de Fossé, comme celui de la chapelle de Saint-Rouin (Meuse), dans la forêt de Beaulieu, sont à Székely ce que les chapelles de Saint-Paul-de-Vence ou de Milly-la-Forêt, conçues à la même époque, sont à Matisse et Cocteau…
Quant à André Borderie, décédé en 1998, ce cartonnier de tapisserie a réalisé plus d'une centaine de commandes monumentales, publiques ou privées.
« Une grave erreur »
Pour l'heure, le calvaire, le livre du chemin de croix et le baptistère ont disparu, sans doute à jamais. Les couleurs de 1955 se sont quant à elle envolées l'an passé, lors de la rénovation de l'église. « Une grave erreur, fustigent MM. Coistia et Pinard, qui prouvent encore qu'on peut tout faire quand rien n'est protégé ». « Un choix logique » selon le maire, qui a privilégié des tons plus doux…
Le reste des œuvres conçues en 55 est en revanche toujours en place. Les agents de la Drac et le maire semblent d'accord pour classer, au titre des Monuments historiques, le mobilier (tabernacle, bancs, chaises, confessionnal…).
Le premier magistrat est en revanche beaucoup moins enthousiaste à l'idée de faire classer la peinture murale et les vitraux, ce que souhaiterait la Drac.
Cela entraînerait en effet un classement de l'église dans son entier. Et donc des obligations à respecter dans un rayon de 500 mètres autour de l'édifice, soit tout le village…

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