Quand l’art soulève la tempête ou la singulière histoire de la rénovation de l’église de Fossé.

 

 

Fossé est un modeste village de l’Argonne ardennaise situé à 4km au nord-est de Buzancy le chef-lieu de son canton... Sa population en forte diminution depuis 1999 ne comptait plus que 61 habitants au recensement de 2006.

Par sa situation géographique dans la marge frontière de l’Argonne, aux limites du Royaume de France et de l’Empire puis par la suite entre 1814 et 1914 dans la zone frontière cadre de l’organisation défensive du territoire national et enfin à l’arrière mais toujours à proximité des lignes de défense stratégique que la France à l’initiative du ministre de la guerre André Maginot construit à partir de 1930 (Fossé est à 22km au sud-est des ouvrages de Villy la Ferté), le village n’a jamais connu dans son histoire une véritable tranquillité. Perché sur une butte qui culmine à 330m, Fossé occupe une position défensive. Pendant la dernière guerre, les Allemands construisent près de l’église un blockhaus que l’armée française tentera maladroitement de détruire à la libération provoquant l’effondrement du chœur de l’église.

 

La reconstruction :

L’ampleur des chantiers et des dépenses de reconstruction conduisent l’Etat à susciter la création d’organismes relais : es coopératives de reconstruction. La loi du 16 juin 1948 prescrit la constitution de groupements de reconstruction auxquels les sinistrés donnent mandat pour procéder à des opérations de reconstitution. La loi renouvelle celle du 15 août 1920 qui avait crée après la première guerre mondiale les groupements coopératifs pour étendre aux édifices cultuels le bénéfice de la législation sur les dommages de guerre. L’Eglise de France avait instauré en 1921-22, dans chacun des diocèses sinistrés, une coopérative de reconstruction des églises dévastées chargée de regrouper et gérer les indemnités de dommages de guerre attribuées aux communes pour la réédification des églises et d’assurer, au nom des municipalités, la maitrise d’ouvrage des travaux de restauration et de reconstruction des édifices cultuels(1)

En 1948 ces groupements ont deux formes et deux régimes juridiques :

                        - les ASR associations syndicales de reconstruction, établissements publics nationaux.

                        - les SCR sociétés coopératives de reconstruction de droit privé soumises aux contrôles administratifs, techniques et financiers de l’Etat.

Ces dernières sont organisées au sein d’un Union nationale animé par Paul Koch, architecte en chef. Les débats internes sur le choix des architectes, doivent-ils être croyants ou   peuvent-ils ne pas l’être ; sur ce qu’est une architecture religieuse sont très intenses et contradictoires. Les uns prêchent en faveur d’une architecture proche de la liturgie primitive, s’abstenant de toutes innovations qui « doivent être proscrites dans nos anciens villages où il faut faire revivre les saintes traditions de notre art national »(2) D’autres, à l’opposé invitent à « oublier les formes où les générations qui nous ont précédés ont mis leur témoignage de foi et de passion.[…]Sans renoncer à atteindre au caractère noble et sacré qui convient à la maison du Seigneur, en face des aspirations et des moyens actuels, l’architecte doit créer une œuvre actuelle adéquate à notre temps et aux prémisses qu’il contient.[…] en face des hommes, il doit répondre aux aspirations des chrétiens de son temps et plus encore de ceux qui cherchent à atteindre la vérité »(3)

Le vaste chantier de reconstruction des églises sera « pour nombre d’architectes celui d’une liberté d’expression et d’une recherche fondamentale du rapport de l’homme au transcendantal, de la société au spirituel.[…]D’autre part, le nombre important de jeunes architectes, et non des moins grands, intéressés  par ce programme architectural,[…],atteste que l’architecture religieuse représente encore pour eux, si ce n’est l’œuvre de leur vie, au moins un exercice intéressant dans leur carrière »(4)

« Dans bien des cas, l’architecte lui-même intervient dans la réalisation du décor de l’église. Il conçoit les plans, le mobilier liturgique, dessine les vitraux ou tout au moins en donne une esquisse à l’artiste qui sera chargé de les réaliser »(4)

 

 

Le renouveau de l’art sacré :

Dés avant la seconde guerre mondiale, avec l’édition à partir de 1937 de la revue « L’Art sacré », son directeur le père Régamey et  le père dominicain Marie-Alain Couturier vont être les principaux acteurs du renouveau de l’art sacré en France. Ils appellent à une rupture avec l’académisme. »La décadence des arts sacrés a aussi des causes spirituelles et sociales. Mais ses causes artistiques ramènent toutes à l’académisme, directement ou par contrecoup….Il vaut mieux s’adresser à des hommes de génie qu’à des croyants sans talent »

Une multitude de réalisations vont associer l’art moderne à l’art sacré. Ce mouvement s’exprimera  de façon très créative surtout après la seconde guerre mondiale, dans les années 50 tout particulièrement. Des artistes très divers y participeront. Parmi les créations les plus emblématiques citons les chapelles de Vallauris avec Picasso(1951-52), d’Audincourt avec Fernand Léger(1949-51), de Saint Paul de Vence avec Matisse (49-51), des Simples à Milly-la-Forêt avec Jean Cocteau (1959),Notre Dame du haut à Ronchamp avec le Corbusier (1950-55), de St Rouin à Beaulieu en Argonne avec le père Rayssiguier disciple de Le Corbusier et Pierre Székely (1954-60), l’ église Notre Dame de toute grâce du plateau d’Assy (1950)  avec un groupe d’artistes dont Pierre Bonnard, Fernand Léger, Jean Lurçat et son élève Paul Cosandier, Germaine Richier, Georges Rouault, Jean Bazaine, Henri Matisse, Georges Braque, Jacques Lipchitz, Marc Chagall, Jean Constant-Demaison, Ladislas Kijno, Claude Mary, Carlo Sergio Signori, Théodore Strawinsky etc., le couvent de la Tourette à l’Arbresle(1956-60) avec le Corbusier, l’église Notre-Dame de Royan de l’architecte Guillaume Gillet citée, l’ année de sa bénédiction en 1958, par le musée d’Art moderne de New-York comme l’une des quatre réalisations les plus intéressantes de l’époque, l’église du Sacré-Cœur d’Audincourt(1949-51) avec ses vitraux de la Passion crées par Fernand Léger tout comme la tapisserie du chœur, les mosaïques et vitraux de Jean Bazaine et de Jean Le Moal.

Dans les Ardennes meurtries, la restauration et la reconstruction d’églises vont permettre une véritable résurrection de l’art sacré par des créations d’artistes contemporains de premier plan. L’art moderne va ainsi, grâce à l’esprit d’avant-garde des responsables régionaux des monuments historiques, s’intégrer à des constructions anciennes : vitraux de Conturat à Charbogne, de Dürrbach en la basilique de Mézières (1954-79),) de Charles Marcq à Vouziers(1970), de Brigitte Simon au Chesne (58) ; fresque de Marthe Flandrin à Givry sur Aisne (1953), de Lucien Jeay à Vandy(1953). Il va aussi participer à l’aménagement de bâtiments neufs comme par exemples la fresque de Maurice Calka et les vitraux de R. Savary à Stonne (1959), la sculpture de M. Calka à Bayonville(1960), la vierge au portail de Maurice Calka, les vitraux de Van der Steen et Jacques Michel à Moiry (1958) la céramique de Paul et Adeline Bony à Montgon(1959),la peinture de R. Gourdon à Neuville-Day(1960), les vitraux de Pierre Chevalley à La Besace et cette liste n’est pas exhaustive.

 

La reconstruction de l’église de Fossé :

En 1954, la Coopérative des Eglises de France dévastées du diocèse de Reims et la Commission d’Art Sacré du même diocèse chargent Pierre Székely, sa femme Véra et le peintre André Borderie de rendre vie à la modeste église paroissiale de Fossé meurtrie par la guerre. La reconstruction du chœur à l’identique est réalisée au cours du premier semestre de 1954 par des maçons du pays, les frères Prévot. Une nouvelle sacristie est construite. Elle doit servir de salle de réunion pour les enfants, pour le catéchisme par exemple Le chantier de la rénovation complète de l’église dont le gros œuvre est maintenant restauré va s’enchaîner et s’achever avec son inauguration le 14 août 1955.

 

Une communauté d’artistes : Le peintre André Borderie, la céramiste Vera Székely et le sculpteur Pierre Székely partagent depuis 1950 un pavillon à Bure-sur-Yvette dans la vallée de Chevreuse. Pierre Székely vient d’épouser Vera. André Borderie les rejoint. La ferveur spirituelle qui anime Pierre et Véra le conduit à se faire baptiser. Jusqu’en 1957, ces trois artistes signeront leurs pièces en commun.

Pierre Székely est né le 11 juin 1923 à Budapest. Il commence très tôt à dessiner. A partir de 1941 il entreprend des études chez Hanna Dallos, juive réformée qui deviendra mystérieusement et de façon troublante  en 1943 la voix des Dialogues avec l’ange. En Hongrie, en pleine guerre, c’est  elle qui transmet cet enseignement spirituel, avant de disparaître, happée par la Shoah et assassinée par les nazis en 1944. C'est une femme vivante et drôle, intelligente et profonde, s’interrogeant sans cesse sur les grandes questions de l’existence, et aussi une pédagogue exceptionnelle. En fait, ses élèves la considèrent plus comme un Maître que comme un professeur. Car pour elle, les préoccupations spirituelles sont primordiales. Non seulement le Tao Te King, les Upanishad, la Bhagavad-Gîtâ, les écrits de maître Eckart figurent parmi ses livres de chevet, mais elle les prête à ses élèves et les commente avec eux. Seuls quelques-uns supportent cette exigence et cette intensité. Pierre Székely y rencontre Véra Harsảnyi qui deviendra sa femme. Hanna Dallos restera leur guide spirituel jusqu’à la fin de leurs vies. Fin 1944 Pierre est relégué en camp de travail, il s’y initie à la taille de la pierre. Puis il se retrouve au départ d’un convoi de déportés vers l’Allemagne. Il s’échappe miraculeusement et erre dans Budapest jusqu’à la libération de la ville en avril 1945. Il réalise des dessins et des affiches et commence à être connu .En 1946, lui et Véra quittent la toute jeune république hongroise et entreprennent  un voyage d’études qui les conduit à Vienne puis à Paris où ils s’installent définitivement. En France Vera acquiert une notoriété pour ses céramiques. Pierre influencé par le surréalisme signe ses premières sculptures en pierre à caractère abstrait. C’est ainsi qu’en 1953 son projet de sculpture « Forme noire » pour un jardin rue du Docteur Blanche à Paris est retenu.

André Borderie nait le 20 décembre 1923 à Beautiran en Gironde de parents fonctionnaires aux PTT. Il est élevé par ses grands-parents au sud de la Dordogne. En 1945 il rencontre Paul Colin, artiste révélé en 1925 par son affiche pour la Revue nègre et Joséphine Baker et qui connaît une grande notoriété. Il l’encourage à se lancer dans la voie de l’art et de la peinture. En 1946, profitant d’une mission des PTT, Borderie part en Autriche. A Vienne, il fréquente l’Atelier de propagande graphique et y fait la connaissance de Pierre et Véra Székely. En 1948, il démissionne des PTT et rejoint le couple Székely à Bures-sur-Yvette.

En 1954 les trois artistes se voient confier le projet de restauration de l’église de Fossé. La même année ils conçoivent avec l’architecte Louis Babinet, une maison à Saint-Marcellin dans l’Isère pour la famille Gélas qu’il dénomme « Le bateau ivre »

 

L’art de l’espace et de la lumière :

Les artistes sont face à un défi qu’ils vont d’ailleurs relever superbement. Avec de très faibles moyens financiers donc en travaillant toujours à l’économie, ils vont, après la reconstruction du chœur , atténuer le principal défaut de la modeste église : la disproportion entre le chœur  , très vaste, et la nef, courte et large. Avant de présenter le détail de leurs créations, lisons cette analyse pertinente publiée par L’Observatore Romano dans son édition du 13 octobre 1956 : « Dans l’impossibilité de recourir à de nouveaux éléments constructifs, les artistes se sont avec raison rappelé que l’architecture n’est pas seulement un assemblage de matériaux, mais aussi et surtout, peut-être, l’art de l’espace et de la lumière. Les artistes ne doivent pas, en effet, seulement se préoccuper de bien équilibrer des masses de pierre, de briques ou de ciment, mais doivent trouver une harmonie entre la lumière et les couleurs, car ce qui importe le plus n’est pas le rapport purement abstrait des divers volumes, mais le rapport concret que perçoit l’œil du spectateur dans la vision synthétique qu’il reçoit du monument.[…].Pour faire oublier les proportions maladroites de la nef et lui permettre de s’harmoniser avec le chœur restauré, ils ont créé, entre le chœur et la nef, un contraste de couleur et de lumière : ils ont peint en gris foncé le plafond pour le faire plus bas et obtenir des proportions plus justes ;ils ont peint en jaune le chœur dont les fenêtres sont éclairées le jour par le soleil et la nuit par une lumière artificielle scrupuleusement dosée. Ce contraste de couleur a un double effet :non seulement il rétablit les proportions nécessaires à l’humble beauté de l’église, mais encore répond à la destination même du sanctuaire qui veut que tout converge vers le chœur. Une des tendances les plus constantes de l’architecture religieuse actuelle est de vouloir souligner, par son évolution même, qu’elle veut donner du sacré, sa plus authentique expression » Les murs de la nef sont peints de façon asymétrique, en blanc, vert et bleu, le sol carrelé en rouge. Une peinture murale signée par Pierre Sézekely et André Borderie couvre l’intégralité du revers de la façade. « Dans l’esprit joyeux de « L’Alléluia », ses teintes très harmonieuses et d’une grande délicatesse sont soulignées par un graphisme nerveux incisé dans l’enduit. C’est peut-être la plus bel le réussite de l’ensemble »(5)

La porte de l’église, en bois massif teinté en noir et clouté comporte une superbe clé façonnée par le forgeron du village.

« De petites lampes tombent de la voûte comme des étoiles et  viennent éclairer discrètement les fidèles, une source invisible baigne de lumière le chœur »(6)

Véronique David (7) ingénieur d’études du Ministère de la culture et de la communication mise à disposition du CNRS qui a réalisé, avec Martine Callias Bey le Recensement des vitraux de Champagne-Ardenne paru aux éditions du CNRS en 1992, écrit dans son ouvrage « Vitrail, peinture de lumière »publié en 2006 aux Editions Lieux Dits de Lyon  propos de Pierre Székely et des verrières de l’église de Fossé : » Artiste aux multiples facettes mais avant tout sculpteur[Pierre Székely], c’est comme tel qu’il a abordé le vitrail : le matériau de base n’est plus ni le verre ni le plomb mais la lumière, à peine modulée par le verre transparent légèrement dépoli au jet de sable dans lequel on a ménagé quelques plages qui la laissent passer nue. Elle est puissamment rythmée, exaltée, parle jeu magistral des ferrures qui forment un grand signe noir(7), avec une extraordinaire justesse dans l’agencement des lignes. La verrière n’est plus clôture de l’édifice, elle ouvre l’espace, elle le dilate. Peu importe la technique, très simple au demeurant : des lames de fer de 7cm de largeur découpées au chalumeau et fixées sur des barlotières »(8)… […]En dehors des moyens financiers qui excluaient le choix des vitraux traditionnels, leur sobriété est commandée par la nécessité de faire bénéficier l’édifice des ressources de la lumière directe pour ne pas assombrir ses couleurs »

 

La statuaire:

Nous livrons maintenant une simple description des statues présentes dans l’église à son inauguration le 14 août 1955.Nous aborderons, plus loin dans le texte, le violent  scandale qu’elles déclenchèrent et qui aboutira pour certaines d’entre elles à leur destruction.

Les statues saint-sulpiciennes sont retirées de l’église. Une sculpture ancienne en bois représentant Saint Nicolas, patron du pays, a été retrouvée dans un grenier. Elle a été polychromée : la soutane en bleu-violet, le surplis en blanc, la chape en rouge, la mitre en blanc bordée de doré. Le maréchal-ferrant du village l’a montée sur un socle mobile, au sommet d’une tige métallique fichée dans un gros moellon en pierre posé sur le sol. Il a aussi reforgé sa crosse perdue qui a été dorée.

Sur le mur blanc, à droite  de la nef sont scellées trois figures en terre engobée de couleurs : Le Christ, à sa droite la Vierge, et à sa gauche Saint Jean. Ce calvaire sans croix en signe de résurrection est l’œuvre de Vera Székely. Il rappelle dans sa composition comme dans l’attitude des personnages le célèbre tableau du Caravage « La crucifixion avec la Vierge et St Jean »  .Le Christ crucifié, pieds et mains cloués au mur présente un visage serein, les yeux clos. Son corps squelettique, aux côtes saillantes, aux longs bras décharnés, couvert d’une simple bande de tissu serrée à la taille  en guise de pagne, suscite la compassion, la piété. La Vierge, sa tête aux grands yeux éplorés penchée sur le côté, prie, les mains jointes, debout, les pieds nus sur une console en pierre. Elle est enveloppée d’une tunique sombre serrée au cou et coiffée d’un châle. Son vêtement souligne une prochaine maternité. Saint Jean, à la silhouette frêle, jette un regard attristé sur le Christ en souffrance.

Le révérend père Bonaventure  Fieullien, religieux et artiste, attaché à jamais au prieuré de Regniowez, vint à Fossé car on sollicita son avis  et il écrit « « …il y a bien un calvaire mais il est si pauvre, si lamentable, si dépouillé que nul plaisir esthétique ne s’en dégage et qu’une invincible pitié nous vient pour cette petite bonne femme qui nous suggère la Mère des Douleurs et ce St Jean qui se tord le cou pour contempler une dernière fois le visage de son Maître agonisant »(9)

 

Un mobilier liturgique  d’une grande simplicité :

 

L’autel : Les artistes, par souci d’économie mais aussi pour un ancrage symbolique dans l’histoire du Pays, vont utiliser une pierre tombale laissée à l’abandon, disparaissant sous les ronces dans le cimetière proche de l’église, pour en faire la table de l’autel principal. Au centre de cette grosse dalle  en marbre blanc de Carrare est gravée l’inscription suivante, en partie supprimée par l’inclusion d’une pierre consacrée en marbre noire frappée des cinq croix et contenant des reliques : « ICI REPOSE(1ère ligne) BAZILE JOSEPH RAUX(2ème ligne)MAITRE DE FORGE A BELVAL(3ème ligne)DECEDE LE 22 JUIN 1817 (4ème ligne) DANS LA PERRENITE DE SON AGE (5ème ligne). Sous l’inscription, deux faux, l’une courbe, l’autre droite, aux manches croisés reliés par un ruban. De part et d’autre, deux flambeaux renversés répétés aux deux extrémités de la dalle. Le socle est fait de pierres maçonnées « de guingois » à la demande des artistes, par un artisan du village.

Dés la fin du XVIIIème siècle et pendant la première moitié du XIXème, le département des Ardennes occupe le second rang national, après la Haute-Marne, en matière de productions métallurgiques. Les propriétaires des sites de production appartiennent pour moitié à la noblesse, et pour le reste à quatre grandes abbayes et à des maîtres de forges qui par ailleurs sont souvent fermiers généraux des abbayes et des domaines nobiliaires. La famille Raux avec ses trois frères, maitres de forges, illustre bien cette situation. « En 1789, Léopold-Augustin possède les deux forges de la Neuville-aux-Joutes et exploite les forges et fourneaux de Signy-le-Petit. Basile-Joseph est fermier général de la mense abbatiale de Signy-L’Abbaye et exploite leur établissement du Hurtault comprenant deux hauts fourneaux et une forge. Enfin le troisième frère, Louis-Joseph, est fermier général des prémontrés de Belval et loue l’établissement de Montblainville (haut fourneau, forge et fenderie) qui appartient au prince de Condé. »(10) Bazile-Joseph sera élu premier député des Etats-Généraux de 1789 représentant du Tiers état pour le baillage de Reims qui comptait au total 12 députés :8 titulaires(2 pour le clergé, 2 pour la noblesse et 4 pour le Tiers état) et 4 suppléants.

« A la suite de la vente des biens nationaux en 1791, il  acquiert les domaines de Belval tandis qu’Hibert et Poulain reprennent le Hurtault. »(10)

Sur l’autel six cierges portés par de simples trépieds munis d’une coupelle et une petite croix d’autel avec un Christ en métal découpé, le tout fabriqué sobrement par le forgeron du village.

 

Le tabernacle : Aménagée dans le mur de droite du chœur, une niche fermée par une grille en fer forgé faite d’un assemblage de clous rappelant la crucifixion du Christ abrite le tabernacle derrière un tissu.

Les fonts baptismaux : Une coupe ovoïde de grès gris percée de deux orifices elliptiques est   fixée en haut d’une tige métallique scellée au sol par un trépied en fer forgé. A mi-hauteur du support vertical une petite tablette carrée métallique est prévue pour recevoir un cierge pascal .Il apporte la lumière symbole essentiel du baptême avec l’eau. Par sa forme d’œuf le baptistère représente le berceau pour la Renaissance du « nouveau ».

Le livre du chemin de croix : Voilà ce qu’en disait la revue Art Sacré de novembre-décembre 1955    « Les dimensions réduites de l’église, son dépouillement, rendaient difficile la mise en place des quatorze stations d’un chemin de croix. Une solution originale a été imaginée. A l’extérieur il pourra être suivi dans les rues du village devant les maisons marquées de la croix(11). A l’intérieur les stations ont été groupées dans un grand livre que l’on feuillette au coin gauche de la nef. [Le livre est posé sur un pupitre en fer forgé fixé dans le mur].La magnifique reliure de Monique Mathieu, en veau blanc, porte quatorze croix en bois des îles. Chaque page est une station représentée non pas sous la forme traditionnelle mais par des objets usuels photographiés [par Agnès Varda] : fouets, marteau, clous, etc .Robert Morel en a composé le texte, écrit au pochoir. L’alternance est belle de ces grandes pages noires, blanches et parfois rouges. On peut discuter certains points de cette réalisation particulière mais le principe en est intéressant. C’est une utilisation ingénieuse du chemin de croix des malades. Son emploi pourrait d’ailleurs se concilier avec l’usage traditionnel, le fidèle parcourant ses stations le livre en main. Quant à l’exercice commun-il est bien rare et se limite souvent au Vendredi Saint -il pourrait se faire avec une vraie croix aux dimensions humaines » Donnons deux exemples pour concrétiser cette description du livre chemin de croix :

En face d’une photographie en noir et blanc  de cinq clous  liés, tordus et rouillés figure ce texte : « Il reste des clous rouillés sur le chantier après qu’on a tout démoli, de même quand on a déraciné de sa croix Jésus–Christ, des clous communs qui sont les diamants de la souffrance et qu’on pourrait trouver un peu partout » « Sœur humble et sœur commune, Sœur souffrance qui nous cloue Heureusement tous, Un peu, Chaque jour A Jésus. »

En vis-à-vis d’une photographie en noir et blanc de quelques brins d’herbe déracinés, ce texte : »L’herbe mange la terre en silence ; et nous pouvons tomber dessus comme Jésus pour la seconde fois, car la seconde chute on ne s’en aperçoit pas ;ça ressemble à une pause, et l’herbe est cette espèce de maladie secrète capable doucement d’envahir et de désespérer une âme qui se laisse aller. » « Il est urgent à tout prix, Ô Jésus, De se remettre debout »

Le confessionnal encore  appelé le coin du pardon : Très simple : un siège pour le prêtre et de l’autre côté d’une cloison verticale percé d’un claustra carré fait de trous ronds    un agenouilloir pour le pénitent. Le tout, en sapin, aux formes épurées, rondes, aux verticales étirées, très design. Pour assurer davantage de confidentialité un lourd rideau coulissant sur une tringle métallique semi-circulaire enveloppant  le tout jusqu’à mi hauteur de la cloison sera installé  ultérieurement.

Le bénitier : Inséré dans l’encadrement maçonné de la porte, à droite en entrant, le bénitier, en granit aux lignes douces et harmonieuses, révèle déjà la maitrise de Pierre Székely dans la sculpture de la pierre.

Les sièges et bancs : L’exigence d’économie n’interdit pas le talent .En parfaite harmonie avec la sobriété des aménagements de l’église, les sièges des officiants, en bois épais de sapin teinté brun clair monté sur des supports élancés en fer forgé, tout comme les bancs, sièges et dossiers  faits de lourdes planches de sapin réunies par une ossature en fer forgé, composent un mobilier rustique et moderne, dépouillé et chaleureux, tout à la fois. Le menuisier de Nouart, Gaston Prévot, en coopération avec le forgeron de Fossé en a assuré la fabrication.

L’inauguration de l’église et l’accueil immédiat :

L’abbé Guyot, curé de Nouart desservant Fossé qui a suivi le chantier témoignant constamment sympathie et encouragement aux artistes, dit la messe d’inauguration de l’église le dimanche 14 août 1955 à 16h30, en présence du Doyen Sayen de  Buzancy et d’une assistance assez nombreuse au premier rang de laquelle avaient pris place, Messieurs Hannotin vice-président du conseil général des Ardennes, Eugène Prévot maire de Fossé et les membres du conseil municipal. Dans son homélie le prêtre remercie tous les artisans et artistes qui ont œuvré à la restauration de l’église. Il souligne la beauté des couleurs vives et nouvelles des peintures recouvrant les murs intérieurs et fait l’éloge des artistes peintres qui ont su faire de l’église de Fossé une belle église encore que certains détails de leur œuvre échappent pour le moment aux fidèles.(12). La presse locale, en l’occurrence le journal l’Ardennais, emploie un ton plutôt positif : « voici donc Fossé en passe de devenir un petit Saint-Paul de Vence avec sa chapelle de Matisse (soleil et site en moins). Espérons qu’elle sera plus accueillante, car hélas, la plupart des touristes ne peuvent admirer de cette chapelle que le toit bleu clair puisqu’elle est presque toujours fermée… Ceci pour dire que l’intérieur de l’église de Fossé est agencé de la façon la plus abstraite selon les nouvelles conceptions spirituelles et les évolutions artistiques de notre époque. Dire que cela plaira à tout le monde immédiatement serait aller trop loin, mais les glaneurs d’art nouveau doivent trouver le secret d’ajuster à la tradition immuable de nouvelles inspirations »(12) Dans le numéro du 28 août 1955 de La Croix, Joseph Pichard, le créateur de la revue « L’Art sacré » en 1935, écrit un article élogieux sur l’église de Fossé : « L’intérêt de Fossé c’est la parfaite homogénéité de l’ensemble et la valeur de chaque détail. Tout a été longuement pensé, exécuté avec soin. Tout est neuf, juste. Rien n’a été traité avec négligence. Chaque chose modestement et pour sa part concourt à la signification et à la beauté du tout.[…]Le résultat est que le jour de l’inauguration, la joie de tous les assistants, maire en tête, était manifeste. Et je crois que cette joie ira s’accroissant à mesure que les usagers de cette église prendront avec elle leurs habitudes. J’ai l’impression que ce sera chose rapide »

Joseph Pichard malheureusement se trompait.

 

La montée de la polémique avant la tourmente :

Si les habitants du village expriment leur surprise, leur incompréhension devant certains aspects de la décoration de l’église, s’ils déclarent avoir perdu quelques uns de leurs repères et  vu bouleversée une familiarité certaine avec leur église, jamais ils ne feront preuve d’agressivité dans leurs propos, jamais ils n’exprimeront d’oukases quant aux créations des artistes. Le clergé local fera généralement preuve de tolérance. Le R.P. Fieullien curé de Regniowez, artiste graveur et peintre invité à donner son avis le fait dans la revue d’automne 1955 de la Dryade une revue artistique et littéraire du Pays Gaumois et de l’Ardenne. « Pour bien juger Fossé, il faut y aller sans idée préconçue, avec simplement la pensée de trouver dans cette simple et humble église de campagne, un lieu de prière et le local du Sacrifice catholique….Pour nous, donc, la surprise a été totale de découvrir-sans trace de faux luxe-une église pauvre, une église- grange, une église- étable, où ni le Christ ni Saint François ne se seraient trouvés mal à l’aise avec leurs premiers disciples. Rien que la beauté sévère des murs, la sincérité du bois, un chœur illuminé d’un jaune éclatant, des vitraux sans prétention, un autel qui n’est qu’une table de pierre garnie de son crucifix et de six chandeliers liturgiques. Si Fossé a quelque mérité, ce mérite est là….A Fossé on peut s’asseoir, on peut ouvrir les yeux et on peut les fermer ; on est en présence d’un Dieu sans image ni forme auquel toute notre foi tend à nous unir….Encore une fois, il me semble que les détracteurs de Fossé ont oublié quelle était la destination première de nos églises : l’endroit où, groupés autour de leur prêtre, les fidèles s’unissent au Sacrifice fait  à Dieu sur la Pierre d’Horeb, sur le roc du Calvaire »

Dans le bulletin n°22 du diocèse de Reims  paru le 5 novembre 1955 on pouvait lire cette mise en garde : « La liberté absolue ne peut exister dans l’art religieux, figuratif ou non. Trois exigences demeurent : respect du sacré, conformité avec la liturgie, adaptation au milieu chrétien. L’art religieux n’est pas un but en soi, mais un moyen. C’est sa noblesse et sa servitude. Il est choquant de penser qu’une église est traitée comme un laboratoire d’essais ou un musée du bizarre et de l’excentrique. C’est se servir du sacré pour imposer des vues personnelles sur l’art, au lieu de le servir en toute humilité… »

 

Dés le début de l’année 1956, la polémique conduite par des traditionnalistes, des intégristes du diocèse va se développer à travers une campagne de presse non seulement locale et régionale mais aussi nationale. Le journal Détective consacrera sa Une et deux pages intérieures à Fossé. Ce débat public et passionné va créer un effet de curiosité et conduire à Fossé des cohortes de curieux dont on relaie davantage l’indignation que l’approbation, dont on note aussi le comportement déplacé .Ainsi Camille Maurin dans l’Ardenne hebdomadaire, le journal catholique du diocèse de Reims (13), se dit scandalisé par certains  visiteurs, légèrement vêtus, bruyants, peu respectueux du lieu et en rend responsable les artistes qui ont créé là un décor de musée, de galerie mais pas d’église. Des voyagistes affrètent des cars et des fidèles de toute la région peuvent ainsi voir de leurs propres yeux l’objet du scandale. Et la sauce ne cesse de monter au désespoir des villageois qui y trouvent source de mépris et  d’humiliation. « Les paysans ardennais comme tous les paysans de France, craignent de passer pour des arriérés. Aussi, aux admirateurs de leur église, donneront-ils facilement l’approbation d’un silence souriant que M. Pichard a pris pour de la joie mais qui est peut-être aussi de l’ironie.Vous allez nous mépriser si nous disons du mal de notre église, mais on ne peut y prier. Les artistes disent que ce sera très bien dans deux cents ans, mais nous n’y serons plus » Ce malaise est réel au sein de la communauté villageoise. S’il ne s’exprime que timidement, maladroitement, l’offense et la blessure qui en résulte sont profondes et vont conduire à la lassitude des Fosséens.

Tout est objet de critiques acerbes. On crie aux blasphèmes. Rappelons-nous : « nous trouvons, non sans surprise, une sorte de citrouille (ou œuf d’autruche géant ou encore de crâne, on ne sait pas très bien) ouverte irrégulièrement sur le dessus et supporté à un mètre du sol par une maigre tube de métal. Ce sont les fonts baptismaux…Ne trouvez–vous pas alors indécent cette espèce de ballon de rugby mal éclaté que vous me dites être le baptistère de Fossé »(13) A propos de l’autel « la dalle de marbre provient du cimetière et porte encore inscription et emblèmes funèbres (des torches  renversées symboles éminemment « chrétiens » pour la pierre du Saint sacrifice !... » (14) L’auteur laisse à penser que la pierre tombale est celle d’un libre-penseur qui, il est vrai, utilise parfois le symbole de la torche renversée. Mais cette sculpture peut aussi exprimer la foi en la résurrection, puisqu’il suffit de retourner la torche pour que la flamme se ravive. Or le défunt, serviteur des moines était un catholique pratiquant et non un abominable hérétique. Mais tout est bon pour jeter le discrédit sur les artistes que l’on soupçonne de n’être pas de bons chrétiens. Le tabernacle ne protège pas le saint calice puisque n’importe qui peut le toucher en passant un doigt à travers la porte aux clous. Une porte métallique pleine devra être installée à l’arrière de la grille forgée pour faire taire cette critique. Le Saint-Nicolas est qualifié de « drapeau » car aux couleurs de la nation et de « girouette » car les enfants s’amusent parait-il à le faire tourner sur sa tige. La peinture murale constitue un rébus incompréhensible, ils réclament un art traditionnel et lisible. A propos du livre du chemin de croix, le ton monte devient plus agressif : « Feuilletons-le : une page noire, une photographie, un texte ; et ainsi pour chacune des stations. Disons de suite que le commentaire s’adapte fort bien aux images, mais que ces images peuvent être considérées comme « insolites » dans le sens employé pour cet adjectif par le code de droit canonique. On y trouve tour à tour la photographie de pièces de monnaie, de cailloux, de brins d’herbe, d’un marteau, d’une bougie, des insectes, voire même, à la dixième station du roi de cœur d’un jeu de cartes ! On en  est vraiment à se demander si on ne se moque pas un peu trop de nous ! La plaisanterie a ses limites…(13) Le livre du chemin de croix abimé, souillé par les manipulations de visiteurs indélicats a disparu un jour de 1957 .On pensa d’abord à un vol. Mais  quelques semaines plus tard, Maurice Lapierre alors conseiller municipal s’en souvient bien, le Maire reçut d’un relieur-restaurateur une offre pour remettre en état l’ouvrage qu’il avait emporté sans solliciter la moindre autorisation. Le devis étant beaucoup trop élevé (de l’ordre du million de centimes de francs) le conseil le rejeta mais le livre ne réintégra pas l’église. Fut-ce un soulagement pour les élus locaux qui ne se mobilisèrent pas pour sa restitution ? Tout le laisse à penser !

Mais ce qui déclenche, au-delà de la polémique, l’acharnement et la fureur, des traditionnalistes c’est le calvaire. L’œuvre de Véra Székely est ridiculisée, dénaturée, vilipendée. Lisez plutôt « Le Christ d’une maigreur extrême émeut à peine et n’incite guère à s’agenouiller pour méditer sur la souffrance ou le péché…Est-ce saint Jean ce gamin dont pour tout visage, on n’aperçoit que le dessous du menton ?...Est-ce bien aussi la mère de Dieu, cette misérable poupée apeurée ?Décidément, on ne peut se moquer davantage de la vénération que nous portons à ces saints…. On voudrait ridiculiser la religion, on ne ferait pas mieux…. C’est une insulte pour ceux qui croient et cela laisse une bien pénible impression à ceux qui ne croient pas ! (14)

Les attaques ne vont pas cesser bien que l’église de Fossé  attire la sympathie de fidèles et de touristes venus par milliers la visiter. Les amateurs d’art contemporain pèsent peu devant les traditionnalistes qui font de l’engouement suscité par l’église de Fossé un désordre sacrilège. St Sulpice gagne la batille des statues :

La polémique et la bataille de déstabilisation qui passe par des désordres pendant les offices vont se prolonger jusqu’en juillet 1957. Les traditionnalistes font publier, le 25 mai 1957, dans une revue « Les Heures » éditée à Milan des images du calvaire de l’église de Fossé présentée comme la plus moderne de France, attractive pour les laïcs français qui la visitent comme une des merveilles de l’art contemporain(15).Cette publication n’est pas innocente puisqu’elle veut soutenir en fait une saisine de la congrégation des rites au Vatican, une institution de la curie romaine qui sera d’ailleurs dissoute par Paul VI le 8 mai 1969.Cette assemblée veillait au respect de la liturgie, des saints sacrements et à la conformité des représentations des figures sacrées avec les traditions catholiques. Le résultat de cette manœuvre ne tarde pas. L’archevêque de Reims, Louis-Augustin Marmottin, reçoit le 10 juillet 1957 le numéro des « Heures » accompagnée d’une lettre de Rome datée du 3 juillet signée par le cardinal Cicagnoni, préfet de la Sainte Congrégation des rites : « Notre S. Congrégation des rites déplore et condamne absolument les représentations aussi sacrilèges de la Passion de Notre- Seigneur et demande à Votre Excellence de mettre tous ses soins à faire enlever et détruire ces images en lui rappelant les règles du droit canonique selon lesquelles il est prescrit : « qu’aucune église ne soit construite sans le consentement formel, dressé par écrit, de l’Ordinaire du lieu, de faire placer dans les églises, même exemptes, ou les autres lieux sacrés, aucune image susdite si elle n’a pas reçu l’approbation de l’Ordinaire(Canon 1279). Ceci ne semble pas avoir été observé dans le cas présent. La Suprême Congrégation du saint Office a publié aussi le 30 juin 1952 (16) une instruction spéciale sur l’Art sacré par laquelle elle rappelle à tous les Ordinaires du monde entier les règles à observer en cette matière. »

L’archevêque de Reims n’est sans doute pas surpris car depuis des mois lui et la commission d’Art sacré du diocèse n’ont eu de cesse d’exprimer leur désapprobation à propos du calvaire de Fossé en particulier affirmant n’avoir jamais été consultés par la Coopérative des églises dévastées. L’archevêque assure avoir envisagé de faire enlever le calvaire avant même de recevoir l’injonction de Rome. Il saisit donc immédiatement  le Président de la Coopérative des églises dévastées qui lui répond que le calvaire aura bien vite disparu.

Effectivement, des villageois se souviennent avoir vu les trois statues déposées dans l’herbe devant l’église. Ensuite que sont-elles devenues ? Mystère ! Nos recherches sont restées vaines. Ont-elles été détruites comme les fonts baptismaux cassés dans un chemin communal ? Très rapidement les traditionnalistes triomphent et réinstallent dans l’église une statue saint-sulpicienne de la Vierge. Les défenseurs de Fossé ne désarment pas, kidnappent cette statue et la cachent. Cette guérilla stérile s’estompera progressivement ; le village retrouvera son calme et l’église amputée d’une œuvre majeure tombera dans l’oubli.

L’église de Fossé et son calvaire s’inscrivirent ainsi dans le renouveau et la querelle de l’art sacré qui secouèrent les années de reconstruction1945-1960.On se souvient du retrait du chœur de l’église d’Assy le 1er avril 1951 du Christ de l’artiste Germaine Richier. Le père Regamey se désole « faute de comprendre ce nouveau langage plastique, on n’y voit qu’une déformation sacrilège » Le Christ sera réinstallé à l’occasion des fêtes de Pâques 1969. A Royan l’architecte de la nouvelle église inaugurée en 1958, Guillaume Gillet, dessine un christ en croix pour l’autel, refusé par les autorités religieuses pour un christ plus académique. A Boulogne-sur-Mer un bas-relief, un Christ et un chemin de croix du sculpteur Louis Chavignier sont refusés parce que non conformes aux canons de l’église. L’église de Ronchamp, celle d’Audincourt et beaucoup d’autres comme la chapelle de Saint-Rouin à Beaulieu en Argonne que nous évoquerons ensuite seront au cœur de polémiques mais ce qui déchaîne les passions ce sont les œuvres qui renouvellent les  représentations traditionnelles des figures sacrées de l’Eglise. Les autres formes de renouveau de l’Art Sacré, vitraux, peintures, mobiliers, mosaïques s’imposent en fin de compte et Fossé en témoigne heureusement aujourd’hui.

 

 

 

Après Fossé, la chapelle Saint-Rouin de Beaulieu en Argonne :

Proche dans le temps (1954-60)) et dans l’espace puisque l’ermitage de Saint Rouin se trouve dans la belle forêt de Beaulieu en Argonne, à une quinzaine de kilomètres au sud de Clermont en Argonne, l’histoire de la  construction de la chapelle de Saint-Rouin illustre bien le renouveau de l’Art sacré dans notre région. Pierre Székely après Fossé est engagé, dés 1957, dans ce nouveau chantier.

En 1953 la décision est prise de remplacer l’oratoire effondré en 1946 par une chapelle neuve dont les plans sont confiés au père Rayssiguier, un disciple de Le Corbusier. Les pilotis et le cube en béton décoffré brut qui constituent le gros œuvre sont construits en 1954 et 55. La croix sur la terrasse, le clocheton, les arabesques  dans le béton, le gratte–pieds devant la porte et les vitraux sont l’œuvre d’une petite fille de 10 ans, Kimié Bando.

A la suite du décès du père Rayssiguier en 1956 il est fait appel à Pierre Székely pour concevoir et mettre en place l’autel en grès des Vosges et la croix qui le surmonte, le confessionnal, les fonts baptismaux, la porte de la chapelle, le bénitier et le dallage du sol.

Pierre Székely prépare les plans d’aménagement intérieur de la chapelle en 1958 et suit les travaux de réalisation en 1960.Pendant la durée du chantier trois expositions sont proposées au public. En 1957, art populaire d’Argonne ; en 1958, La Vierge dans l’art lorrain et champenois ; en 1959,art sacré aujourd’hui et demain. Parmi les milliers de visiteurs certains vont écrire s’exprimer à propos de la  chapelle. Les avis catégoriques, tranchés et contradictoires révèlent une vive controverse malgré l’absence de toute figuration de personnages sacrés. Citons en quelques uns « La beauté brille par son absence, le recueillement y est impossible. » « Originale peut-être, choquante pour beaucoup, cette chapelle restitue enfin l’ombre priante des églises romanes. Merci à ses bâtisseurs » « Que Dieu excuse ce qu’il a permis de faire et Bénit ceux qui l’ont fait » « C’est la première fois que j’ai vu l’arche de Noé en réalité » » St Rouin risque sa vie pour l’art moderne. Je suis sûr qu’il vivra » « Art sacré ? Maboulisme ! Le sacré suppose le respect de Dieu, des Saints et des croyants ! » (16) Depuis 50 ans la chapelle est ouverte et respectée. Rares sont ceux qui aujourd’hui contestent son architecture et sa décoration.

 

Destins d’artistes :

Les jeunes artistes âgés d’une trentaine d’année qui ont façonné l’église de Fossé avec leurs créations ont connu  ensuite une vie artistique d’une grande richesse.

Pierre Székely : un artiste de notoriété internationale.

Monsieur Pierre Karinthi, artiste qui s’est passionné pour la vie et l’œuvre de Pierre Székely a réalisé le catalogue raisonné de cet artiste. Travail considérable qui est agréablement consultable sur le site http://j.p.karinthi.free.fr/ .C’est dire que la biographie qui suit est très incomplète et donne une idée réductrice de la richesse créative de l’artiste.

            En 1965 il sculpte 14 pierres  d’estampage pour l’illustration  de « L’Histoire de l’église du Christ » un ouvrage monumental de Daniel Rops

En 1966 : Il est l’architecte du Carmel de Valenciennes inauguré le 8 mai 1966

En 1976 il quitte Marcoussis où il vivait avec Vera depuis 1955, pour s’installer un temps à Bagnolet où il réalise des dessins et des estampes, puis dans un atelier à Nanterre près de La Défense où il s’installe avec Dominique Lassalle qui fait ses premiers pas dans la peinture.

En 1978 il reçoit le Grand Prix de la Biennale Internationale des Arts de la Rue en reconnaissance des innombrables réalisations qu’il a installées dans tant de cités, de lycées et collèges français. La même année il se rend pour la première fois en Extrême Orient. Il s’y découvre en harmonie avec le "signe" qui est à la base de la pensée asiatique.

À partir de 1980 il se rend régulièrement à Perros-Guirec où il taille le granit rose de la côte bretonne.

La Monnaie de Paris coule en bronze et en argent une trentaine de médailles de sa création et organise en 1981 une grande exposition rétrospective qui connaît un énorme succès. De 1981 à 1983 il érige une série importante d’œuvres monumentales dont : « Puberté » (installée à la Fondation Gulbenkian à Lisbonne), « Paix » érigée à Budapest (avec la signature gravée des chefs d’état français et hongrois). En 1984, le Président François Mitterrand lui rend visite dans son atelier et lui commande plusieurs sculptures, dont une pour un cadeau à Menahem Begin qu'il visite en Israël.

À partir de 1985 il s’installe à Paris un grand atelier dans le vingtième arrondissement. Il travaille chaque matin et reçoit ses amis le samedi parmi les sculptures exposées et les estampes.

En 1988 il entreprend un deuxième voyage au Japon sur l’invitation du festival International du granit à Aji. Il réalise alors « L’Oiseau impossible » pour la ville de Sapporo, et on donne son nom au square où la statue est placée. Shozaburo Yabashi, propriétaire d’une entreprise japonaise, l’invite et lui fournit matériaux et technologie pour réaliser un très grand nombre de sculptures petites ou monumentales, de nombreux élèves viennent l’y rejoindre. Il se rendra encore plusieurs fois au Japon où se dressent aujourd’hui plus de trente sculptures monumentales dans le parc - musée aménagé par M. Yabashi pour les présenter.

Le Ministre des Affaires étrangères le décore de l’Ordre National du Mérite en 1990. En 1998 il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur.

En 1991, une importante exposition se tient à Marcoussis où il a vécu, un musée de plein air recueille des œuvres monumentales à Pécs, dans le sud de la Hongrie. En 1994 le Château de Vascœuil, ancienne demeure de Michelet dans l'Eure, installe de nombreuses œuvres dans son parc. Il poursuit inlassablement son travail à Perros-Guirec, au Japon, dans son atelier.

Un soir de mars 2001, Pierre Székely se rend pour un examen à l’hôpital, il s’éteint en dormant.

 

André Borderie : peintre céramiste, sculpteur, cartonnier de tapisserie.

Préoccupé par la question de l'environnement, il est convaincu que l'art doit jouer un rôle dans la cité, sur les places, dans les immeubles. Il adhère en 1955, au groupe“ Espace“ qui réunit architectes et artistes pour promouvoir la présence de l'art en milieu urbain. Il reçoit des dizaines de commandes publiques ou privées pour des bâtiments. Il collabore avec Maurice Prévert, Yves Roa, Gilles Thin ou Pierre Vigneron. Il donne forme à toutes sortes de sculptures monumentales.

Avec Maria, ils partent en 1957, s'installer à Senlis dans un ancien presbytère. André et Maria se marient. Ils auront deux enfants. Son travail s'enrichit d'une passion pour la tapisserie. L’année suivante il rencontre Denise Majorel alors directrice de la galerie « La Demeure ». Borderie multiplie les expositions personnelles ou de groupe. Il reçoit en 1962 le Grand Prix national de la Tapisserie. Sa notoriété est telle qu’il  est nommé directeur de l'Ecole Nationale des Arts Décoratifs d'Aubusson. Il veut se consacrer pleinement à la création et démissionne quelques mois après. Il travaille beaucoup puisqu’en  1998 année de son décès, il a réalisé 453 cartons de tapisserie à l'échelle 1 dont la moitié a été tissée par l'atelier Legoueix d'Aubusson. L'Etat lui a commandé 15 cartons et les manufactures Nationales des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie ont réalisé 33 tissages qui appartiennent aux collections du Mobilier National. Il a réalisé plus de 100 commandes monumentales pour des espaces privés et publics. Il a participé à plus de 200 expositions personnelles ou collectives.

 

 

En guise de conclusion provisoire :

Cette publication comme les animations organisées en 2010 par l’association de sauvegarde du patrimoine vouzinois avaient les objectifs suivants : Informer le plus largement possible le public de cet épisode ardennais du renouveau de l’Art sacré. Réhabiliter en quelque sorte l’œuvre des jeunes artistes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes dans ce petit village argonnais de Fossé, avec générosité, sincérité et conviction. Dire aussi que les villageois n’ont pas à se culpabiliser car ils ont été davantage victimes de cette bataille d’intolérance autour de leur église que véritables acteurs. Inciter à la protection de tout ce qui témoigne encore aujourd’hui de ce chantier où le renouveau de l’art sacré s’est concrétisé certes dans la douleur mais a tout de même contribué à faire évoluer les esprits en alimentant un vaste débat. Inciter et encourager le maire de Fossé et son conseil municipal, les services compétents de la Drac, le service départemental de l’architecture, et la conservation des objets et mobiliers d’art sacré à classer l’église de Fossé et à protéger ainsi tout ce qui témoigne encore aujourd’hui de cette expérience artistique.

Je souhaite exprimer ma très sincère gratitude à celles et ceux qui ayant compris le sens de cette démarche m’ont fait confiance et m’ont apporté leur aide, leur soutien. Et en particulier, Monsieur Pierre Karinthi, auteur du catalogue raisonné de Pierre Székely qui a fait preuve de disponibilité et de générosité dans le partage de sa riche documentation, madame Agnès Varda, cinéaste, artiste plasticienne , vidéaste et photographe de réputation internationale qui a répondu à mes demandes en toute simplicité et m’a accordé gracieusement le droit de tirer et d’utiliser pour cette publication quelques unes de ses photographies, madame Véronique David pour son expertise en ce qui concerne les vitraux et pour la relecture de cet article, monsieur Jonathan Truillet, conservateur des monuments historiques pour son écoute et la relecture de cet article, monsieur Christian Hulot, le maire de Fossé pour sa compréhension et ses encouragements.

 

 

                                Michel Coistia

                                                        Mars 2011                                                                                                      

 

 

 

 

 

Notes et sources :

Catalogue raisonné de Pierre Székely : site internet  de Pierre Karinthi http://j.p.karinthi.free.fr/

1 : J ;Ch. Cappronnier des Archives nationales. Information recueillie  par Mme Véronique David.

2 :Eugène Lefévre-Pontalis, président de la Société française d’archéologie

3 :Georges-Henri Pingusson  « L’église de « Jésus-Ouvrier » pour une paroisse d’Arcueil l’Art Sacré ,novembre 1938

4 : Construire des églises en France dans la seconde moitié du XXème siècle. De la commande à la réalisation. Thèse de Doctorat en Histoire de l’art présentée par Céline Frémaux Université de Rennes

5 : Revue l’Art sacré  n° 3-4 «  L’autel dans le sanctuaire » de novembre-décembre 1955

6 :Joseph Pichard dans La croix du 28 août 1955

7 : Véronique David : chercheuse à la cellule Vitrail de l’inventaire général, elle appartient à une équipe de recherche sur le vitrail placée sous la responsabilité de Claudine Laurtier. Elle a signé ou/et cosigné de nombreux ouvrages sur le vitrail. Pour ce qui concerne notre région, elle  a , avec Martine Callias Bey réalisé et publié le Recensement des vitraux de Champagne-

Ardenne, paru aux éditions du CNRS en 1992. Toutes deux ont également apporté  une importante contribution au Cahier de l’Inventaire général N°22, Mémoire  de verre, qui accompagnait l’exposition du même nom, présentée à Troyes en 1990.

8 : les ferrures sont l’œuvre du ferronnier d’art Petit 1955

9 :R.P. Fieullien dans la Dryade, revue belge n° automne 1955

10 La métallurgie du fer dans les Ardennes (XVIe-XIXe) cahiers de l’inventaire 11

11 : cette idée ne s’est pas concrétisée dans le village

12 : l’Ardennais du 16 août 1955

13 : Camille Maurin dans l’Ardenne hebdomadaire du 13 janvier 1956 Journal catholique du diocèse de Reims diffusé dans les Ardennes de 1949 à 1962

14 : Camille Maurin dans l’Ardenne hebdomadaire du 6 janvier 1956

15 : L’Union édition du 14 juillet 1957

16 :L’ermitage de Saint- Rouin dans Horizons d’Argonne n°41 année 1980

16 : on y lit par exemple « qu’il ne faut confier les créations artistiques dans l’Eglise qu’à  des hommes qui soient capables d’exprimer une foi et une piété sincères »